A la suite du témoignage 103 et des questions réponses concernant ce témoignage, le Pr émérite Franck BACIN (ancien chef de service d'hôpital Gabriel Montpied de Clermont-Ferrand) a eu la gentillesse d'écrire un exposé sur le pronostique des mélanomes uvéaux.
Le Pronostic du mélanome Choroïdien.
Pr F Bacin Clermont-Ferrand (02 2025)
Introduction.
En 1952, le Pr. Paul Bonnet, célèbre ophtalmologiste lyonnais, écrivait dans son ouvrage, à propos du mélanome de l’uvée : « le pronostic est essentiellement variable suivant le stade auquel l’énucléation a été pratiquée. Les survies de 10 à 15 ans ne sont pas rares. Cependant, après ce délai, des métastases sont possibles ». Pendant très longtemps il n’a pas été possible d’établir un pronostic crédible pour les patients atteints de cette maladie. Aujourd’hui, nous disposons de traitements très efficaces, conservateurs ou radicaux, de la tumeur primitive. En revanche, le traitement des métastases, le plus souvent hépatiques, reste très difficile, même si nous disposons aujourd’hui du médicament tébentafusp que nous pouvons administrer aux adultes positifs à l’antigène HLA-A*02 : 01et qui prolonge la survie globale en moyenne de 6 mois. On a considéré pendant longtemps que 50% des patients développeront des métastases léthales pendant la première décade. Aujourd’hui nous disposons également de critères pronostics très fiables qui permettent de séparer les patients dans des catégories de hauts risques de métastases, de risques moyens et de faibles risques. Cette évaluation pronostique a des conséquences positives sur la surveillance et la qualité de vie des patients. Des études récentes très prometteuses vont permettre dans un avenir très proche d’affiner encore le pronostique des patients atteints du mélanome de l’uvée.
Les facteurs du pronostic des mélanomes de l’uvée.
Les facteurs de risques cliniques.
a) L’âge et le sexe.
On a suggéré qu’un âge avancé et le sexe masculin sont corrélés avec une survie réduite. Ceci n’est pas certain car il faut tenir compte des décès dus à une autre cause.
b) Les dimensions de la tumeur.
De nombreuses études ont montré une forte corrélation entre le plus large diamètre de la base de la tumeur et une probabilité réduite de survie. Il y a plusieurs explications possibles à ce fait. Les tumeurs volumineuses ont été présentes depuis un temps plus long et donc ont eu la possibilité de développer la capacité de disséminer. Cette hypothèse sous-entend que la dissémination métastatique commence après que la tumeur a atteint une grande taille. Il est également possible qu’un volumineux mélanome uvéal ait métastasé pendant un temps plus long et que les métastases aient grossi pendant ce temps plus long. Une autre possibilité est que la dissémination métastatique commence précocement, quand la taille de la tumeur est encore petite et qu’une grosse taille ne soit qu’un indicateur d’une malignité plus forte d’une tumeur avec un taux de croissance plus important.
L’épaisseur de la tumeur a également été considérée comme un facteur de risque important. Il semble que, pour certains spécialistes, l’épaisseur ne soit pas un indicateur indépendant significatif.
c) L’extension extra oculaire.
Elle est associée avec une augmentation de la mortalité. Elle est corrélée avec les autres facteurs de risques défavorables. Savoir si l’extension extra oculaire contribue au risque métastatique ou bien s’il s’agit d’un indicateur de malignité est incertain.
Facteurs de risques histologiques.
a) Cytomorphologie du mélanome uvéal.
La présence de cellules épithélioïdes au sein du mélanome est associée avec le pire pronostique. Toutefois, la différentiation entre les cellules fusiformes et les cellules épithélioïdes est subjective et en plus il n’y a pas de consensus sur combien faut-il de ces cellules pour que la tumeur soit classée comme mixte ou épithélioïde. La grande taille des nucléoles est également un élément de mauvais pronostic.
b) Motifs matriciels extra vasculaires ou « boucles fermées »
Ces réseaux sont rendus visibles par la coloration PAS. Leur présence est corrélée avec d’autres facteurs de risques de métastases et avec une mortalité augmentée.
c) La densité microvasculaire.
La densité microvasculaire est plus élevée dans les tumeurs avec cellules épithélioïdes, avec boucles fermées et elle accroit la mortalité.
d) Infiltrats cellulaires non-néoplasiques.
Le nombre de macrophages est plus élevé dans les tumeurs à cellules épithélioïdes, avec une densité microvasculaire augmentée et de grande taille ainsi que dans les tumeurs qui se sont avérées fatales. Ces macrophages sont impliqués dans l’angiogenèse et peuvent supprimer les réponses immunitaires anti-tumeurs.
e)La prolifération cellulaire.
Il y a plusieurs indicateurs de la prolifération cellulaire. Ils montrent une corrélation avec d’autres prédicteurs de métastase et d’augmentation de la mortalité.
Facteurs de risques génétiques
La cytogénétique des mélanomes uvéaux est un facteur particulièrement important.
a) La perte du chromosome 3 ou « monosomie du 3 ».
En 1996, des auteurs ont corrélé la monosomie du 3 et le décès par métastases. La mort survenait exclusivement chez les patients avec la monosomie et presque tous les patients avec cette anomalie sont décédés avant la fin de l’étude. Le décès peut survenir également avec des délétions partielles du chromosome. De plus, les mélanomes uvéaux peuvent montrer une hétérogénéité génétique intra tumorale considérable. Plusieurs études ont été entreprises pour savoir si la biopsie était aussi fiable pour le recueil du prélèvement en comparaison avec ceux réalisés après énucléation ou résection locale.
b) Gain du chromosome 8q.
Cette anomalie peut résulter d’une séparation anormale du chromosome durant la division. Ce gain du chromosome 8 se corrèle avec une augmentation de la mortalité. On ne sait pas avec précision si la monosomie du 3 et le gain du chromosome 8q doivent être tous les deux présents pour que les métastases apparaissent.
c) Gain du chromosome 6p.
Il est associé avec un bon pronostic relatif.
d) Perte du chromosome 1p.
La perte du chromosome 1p est corrélée avec la perte du chromosome 3 et augmente la mortalité.
L’institut Curie a mis en évidence un « risque génomique » lors de son étude clinique « Salomé ». 52% des patients présentaient un faible risque de métastase, 14% un risque intermédiaire et 34% un risque important.
Les méthodes statistiques
L’analyse Kaplan Meyer est une méthode standard qui présente la survie aux cancers et figure la proportion de patients survivant à différents intervalles de temps. Elle a été largement utilisée mais aujourd’hui on lui reproche beaucoup de biais d’interprétation.
Pour cette raison, les oncologues ophtalmologues et les statisticiens ont développé des outils en ligne qui génèrent une courbe de mortalité de toutes causes en fonction de l’âge, du sexe, de la catégorie de taille basée sur le diamètre et sur la hauteur de la tumeur, l’atteinte du corps ciliaire, la cytomorphologie du mélanome, les boucles fermées, le comptage mitotique, la perte du chromosome 3, la présence de l’extension extra oculaire. Ces outils utilisent également certaines méthodes d’études statistiques classiques. Ils ont été évalués avec succès par plusieurs sociétés savantes. L’un des plus connus est le LUMPO (Liverpool Uveal Melanoma Pronostication Online). Ce prédicteur de la survie a été mis au point à partir de 3653 mélanomes uvéaux suivis pendant plus de 20 ans. Les estimations de LUMPO sont suffisamment précises pour être pertinentes au niveau individuel. Ceci est possible parce que l’analyse multivariée, non seulement intègre les caractéristiques cliniques, mais également le niveau histologique de malignité et la génétique du type de tumeur. Le programme génère également une courbe de survie de la population générale correspondant pour l’âge et le sexe. Ceci permet d’estimer la mortalité par métastase. Les intervalles de confiance 95% sont déterminés pour indiquer la fiabilité de chaque prédiction.
Portée du pronostic.
a) Soins cliniques.
Il s’est avéré que presque tous les patients veulent connaitre leur pronostic de survie, qu’il soit bon ou mauvais et même lorsqu’on leur dit que le pronostic n’est pas en faveur d’une prolongation de leur vie. Des études psychologiques en profondeur ont montré que les patients auxquels on a donné une perspective médiocre regrettent rarement leur décision de connaitre leur pronostic. Bien que les mauvaises nouvelles soient vraiment bouleversantes les patients développent des mécanismes de compensation et ressentent une autonomisation sur la planification de leur futur qu’ils apprécient. Les patients qui sont dans le plus grande détresse sont ceux auxquels on ne peut pas donner de pronostic précis parce que les tests génétiques ont échoué. Les patients qui reçoivent un pronostic favorable sont rassurés par la nouvelle. Dans certains cas, la réponse à la nouvelle du pronostic peut être inattendue et il est important d’encourager de façon proactive les questions et la discussion si possible en personne.
Grace à cette méthode pronostique il est possible de dépister des patients à haut risques de métastase hépatique, certains pouvant bénéficier de traitements qui prolongent leur survie.
Le dépistage des métastases du mélanome uvéal est coûteux et pour les patients une cause de stress significative, spécialement s’ils doivent se déplacer sur de longues distances et s’il y a le risque de faux positifs, ce qui n’est pas rare. L’institut Curie réserve l’IRM du foie aux patients à haut risques et l’échographie aux patients à faible risque, ceci tous les six mois.
b) La recherche
On peut proposer aux patients qui ont développés des métastases de se porter volontaires dans différents essais cliniques de thérapies systémiques adjuvantes.
Des connaissances nouvelles sur la survenue des métastases des mélanomes uvéaux.
Elles proviennent de l’étude du micro environnement de la tumeur.
Dans l’œil, les dérégulations du système immunitaire sont directement associées au développement des lésions malignes. L’infiltration lymphocytaire des mélanomes oculaires est un facteur de mauvais pronostic. L’activation du facteur nucléaire NF kb qui régule le système immunitaire a été retrouvée dans les mélanomes uvéaux et dans leurs métastases, avec pour résultats de stimuler la prolifération des cellules de la tumeur et de ses métastases et d’inhiber leur mort programmée. En outre, on a découvert que le potentiel métastatique des cellules des mélanomes était acquis grâce à une migration trans endothéliale.
Le micro environnement de la tumeur a des rôles complexes qui l’impliquent principalement dans la communication cellulaire et l’entretien de la tumeur. Il existe une interaction entre les cellules tumorales et le micro environnement de la tumeur qui influence leur croissance, leur progression et l’apparition des métastases. Les cellules tumorales croissent avec une configuration spécifique, l’angiogenèse apparaissant au centre de la tumeur alors que les cellules immunitaires sont distribuées en périphérie. Il existe également une activation de gênes qui rendent les lymphocytes T inefficaces. Tout se passe comme si la prolifération des cellules tumorales et des métastases était favorisée et que les réactions de défense étaient diminuées.
Un constituant majeur du micro environnement de la tumeur est les vésicules extra cellulaires dérivées de la tumeur (VET) dont on sait qu’elles assurent la communication entre les cellules tumorales et le micro environnement. Les VET favorisent la genèse tumorale en transférant leur contenu aux cellules de voisinage. Il est intéressant de savoir que la concentration des VET dans le sang circulant est identique à celle dans les liquides intra oculaires. Ceci permet de les prélever facilement.
On pense également que les VET constituent un mécanisme de dissémination du mélanome uvéal et l’installation des métastases dans le foie.
Un groupe particulier de cellules tumorales a été identifié dans le micro environnement du mélanome uvéal et dans le sang circulant. Il s’agit des cellules circulantes hybrides (CCH) résultant de la fusion de cellules tumorales et de leucocytes. Leur rôle est de soutenir la croissance cancéreuse.
VET et CCH sont appelées « biomarqueurs tumoraux circulants » et peuvent être prélevées facilement grâce à une technique nouvelle : la biopsie liquide. La dissémination métastatique se faisant par voie hématogène, détecter le plus précocement possible la présence de cellules tumorales dans le sang circulant permettrait la prise en charge très précoce des patients avant la survenue des métastases hépatiques. La biopsie liquide s’est imposée comme un moyen simple qui permet entre autres d’identifier plusieurs paramètres tumoraux comme les cellules tumorales circulantes ou l’ADN tumoral circulant.
Ces résultats très récents paraissent très prometteurs dans un avenir proche.
Conclusion : Même si nous ne savons pas prévenir, à ce jour, le développement des métastases des mélanomes uvéaux, il est possible de prédire quels patients sont le plus probablement susceptibles de développer des métastases grâce à des combinaisons de facteurs pronostiques qui sont, pour quelques-uns liés au patient et quelques-autres liés à la tumeur. Evaluer ce risque permet une surveillance adaptée à chaque patient et améliore leur qualité de vie. On peut espérer de nouveaux progrès dans cette prise en charge et ceci dans un avenir très proche.
Bibliographie.
Estimating prognosis for survival after treatment of choroidal melanoma.
B Damato et al. Prog Retin Eye Res 2011 Sep : 30(5) ; 285-95
Uveal Melanoma : Comprehensive Review of its Pathophysiology, Diagnosis, Treatment and Future Perspectives.
M Kubay, et al. Biomedicine,2024 Aug ;12 (8) :1858.
Salomé /IC 2019813 Institut Curie
ANNEXE : Résumé des facteurs pronostiques du mélanome uvéal.
D’après M Kulbay, E Marcotte et al. Uveal melanoma. Biomedicine 2024,12,175
Taux de survie. | Bas | Moyen | Elevé |
Clinique | DBT > 16 mm Epaisseur > 3 mm | DBT 6 -16 mm Epaisseur 1-3 mm | DBT < 6 mm Epaisseur < 1 mm |
Extension extra sclérale | |||
Cytogénétique | Monosomie du chromosome 3 Perte chromosome 6, 8, gain du 8 | Non disponible | Gain de chromosome 6 |
Cytologie HLA | Cellules épithélioïdes infiltration de lymphocytes, activité mitotique augmentée Classe 2, mutation PRAME | Type cellulaire mixte
Classe 1B | Cellules fusiformes Classe 1A |
Abréviations : DBT : largeur base de la tumeur. PRAME :Preferentially expressed antigene in melanoma |
Très grand merci et reconnaissance au Professeur Frank BACIN pour le temps et le dévouement qu'il a prodigués pour nous transmettre toutes ces si précieuses informations qu''il a acquises. Avec cette lecture j'ai beaucoup appris et obtenu des éclaircissements sur mes questions. E.M EE.ME.Mn